08 janvier, 2015



Les zéros et l'infini

Tristes journées, hier j'ai perdu un gros morceau de mon humanité et de mon sentiment d'appartenance à une civilisation.

Je suis d'une génération qui a grandi (intellectuellement parlant) sans beaucoup de moyens de communication, à part une télévision contrôlée par l'état, une radio sans grande indépendance non plus et une presse à l'apogée de sa puissance.

Il n'y avait que deux chaînes de TV et trois radios en "Grandes Ondes", mais une pléthore de journaux et de magazines qui ouvraient les yeux sur le monde tout en taquinant les neurones et en décrispant les zygomatiques.

Face à la grande presse, aux multiples titres d'opinions variées mais toujours servies par des vrais journalistes au talent rédactionnel sans conteste, on trouvait quelques organes plus ou moins confidentiels, trublions aux opinions tout aussi variées, un peu moins soucieux du respect des règles de l'écriture et de l'objectivité mais animés d'une réelle conviction et d'un enthousiasme débordant.

Quelques-uns, à l'esprit déjà un peu ouvert par Pilote, se souviendront de la Gueule Ouverte, du Monde Libertaire, de l'Enragé, et beaucoup ont connu le Canard, Hara-Kiri, Charlie Hebdo et l'Echo des Savanes.

Cavanna, Choron, Cabu, Wolinski, Fred, Gébé, Reiser et tant d'autres ont combattu sans relâche la bétise humaine, avec des crayons pour seules armes.

La camarde les a fait taire, soit avec l'aide de ses copines la maladie et la vieillesse, soit avec sa grande alliée du moment, la violence.

Mais outre l'intolérable carnage qui a essayé de réduire au silence Charlie Hebdo ce funeste jour de janvier 2015, c'est la réaction des autres humains qui me donne une nausée presque permanente depuis deux jours.

Un tel évènement, qui aurait suscité un recueillement digne il y a quelques années, comme on pleure en silence la disparition d'un copain d'enfance, sans larmes parce ce n'est pas ce qu'il aurait voulu, déclenche aujourd'hui, grâce aux merveilleux moyens de communication modernes, une avalanche, ou plutôt une diarrhée (car l'aspect blanc immaculé de l'avalanche ne décrit pas correctement le phénomène) verbale, au nom du droit d'expression. Ce droit se transforme ici en obligation de submerger d'opinions les réseaux "sociaux" ; On se demande d'ailleurs où est le "social" dans une activité que certains pratiquent dans leur coin sous le couvert de l'anonymat, en appelant à détruire les fondements de leur propre société.

C'est donc la grande foire de ceux qui n'ont rien à dire, de ceux qui répètent les idées toutes faites, de ceux qui sont incapables d'aligner trois mots de façon cohérente, de ceux dont le vocabulaire se limite à MDR, PTDR, LOL, de ceux qui défendent une religion sans la connaître, de ceux qui fustigent l'incapacité d'un président pour lequel ils n'ont pas voté (ben oui, puisqu'ils ne sont pas déplacés aux urnes), de ceux qui veulent jeter les étrangers dehors alors que leur grand-père italien ou polonais a subi les pires difficultés avant de finalement s'intégrer, de ceux qui mordent la main qui les nourrit mais lèchent la b... qui les enc...

Je deviens grossier, autant m'arréter là.

On entend (ou on lit) donc que c'est la faute des Juifs, des Francs-Maçons, du gouvernement, de l'opposition, des Arabes, des Français, des militaires et des coiffeurs pour dames.

On entend que c'est bien fait pour eux, qu'ils ont exagéré, que le droit d'expression ne donne pas le droit de tout dire, etc.

Mais justement, ces pourfendeurs du droit d'expression et ces chantres de la censure oublient que si on les entend, c'est grâce à ce droit d'expression, dont ils usent sans retenue pour vomir leurs idées extrémistes, au nom d'une démocratie qui n'accorderait le droit de vote qu'à leur partisans ou d'une religion dont les préceptes de tolérance, de générosité et de respect du prochain justifient des meurtres, des viols et des attentats.

Chérissons ce droit d'expression, utilisons-le avec précaution comme un bien précieux, comme une coupe en cristal d'une extrême finesse qui peut se briser si on y boit sans retenue...

Respectons aussi toutes les croyances, en ce qu'elles offrent à certains des réponses à leurs interrogations sur la vie et des règles morales à ceux qui manquent de repères, mais respectons aussi le droit de ne pas croire et de se moquer des excès en tous genres.

Sinon, l'étendue infinie de la connerie humaine (comme le disait Einstein) verra encore ses limites repoussées par de sinistres zéros qui se prennent pour des héros...